« Un tas de petites choses » † Keziah & Wolf

« Un tas de petites choses »

Départ pour Phoenix ? Plus ou moins deux semaines à compter de cet instant. Il fallait avouer que l’idée de repartir en tournée avec le groupe était géniale, mais que ça me foutait aussi carrément les jetons parce qu’il allait falloir monter sur scène ! Puis il y aurait aussi les bains de foule, les dédicaces, les photos, bref, tout le packaging qui venait avec le métier que j’avais choisi de faire avec le groupe. J’avais toujours su que dans mon cas précis il n’y avait pas que des points positif dans ce travail que j’avais choisi, mais la balance entre les points positifs et les points négatifs penchait quand même nettement vers le positif. Très, très, très nettement, même.

Partant du fait que j’allais bientôt partir, pour plusieurs jours, et que ce ne serait que le début des déplacements pour cette nouvelle année qui allait démarrer sur les chapeaux de roue, et qu’il était fort probable que le temps que j’allais passer à Seattle serait monumentalement occupé, je m’étais laissée tenter par une sortie. Une amie qui m’avait proposé d’aller avec elle au restaurant. C’était tentant, c’était sympa, c’était dans mes cordes. Alors sachant fondamentalement que je n’allais côtoyer prochainement que le groupe pour plusieurs semaines, j’avais accepté la sortie.

Mais évidemment, les choses ne pouvaient pas toujours tourner dans le sens que l’on en espérait. J’avais à la base accepté en me disant que ce serait juste un chouette moment, une sacrée détente, bref quelque chose sans prise de tête, et c’était devenue une sacrée prise de tête, au final. Pour la bonne et simple raison que c’était devenu un très simple traquenard. Genre le dîner arrangé entre la pote célibataire et le pote célibataire. Bref, rien de bien agréable. Surtout pas pour moi ! Tant et si bien que j’avais fini par prendre mes jambes à mon cou. Pas qu’il ait fait quelque chose de particulier, ce mec, juste que c’était … Moi. Et que parfois, mes réactions instinctives étaient plutôt fortes.

Voilà comment j’avais fini par quitter le restaurant en oubliant de menues choses. Comme mon sac à main. Et le temps de m’en rendre compte, j’étais déjà quasiment chez moi, mais sans clés pour entrer, ni téléphone portable pour appeler qui que ce soit, et par dessus le marché quasiment trempée car je n’avais pas pris de taxi et qu’une fichue pluie avait décidé de se mettre à tomber. Longue liste de catastrophes miniatures … J’avais pourtant un sourire accroché aux lèvres en entrant dans ce bar pour me réfugier de la pluie. Pas de quoi déprimer, une soirée pareille n’était ni la première, ni la dernière, et il n’y avait pas mort d’homme.

Je passai une main dans mes boucles rousses, rendues humides par la pluie, pour les faire sortir de la capuche de mon manteau. Je devenais beaucoup plus reconnaissable, toute chevelure dehors. Alors je repris mon caractère habituel ; je pris seulement le temps de louvoyer jusqu'au bar, regardant où j'allais seulement pour ne pas heurter les gens, évitant soigneusement de croiser les regards qui m'entouraient. Jusqu'à arriver au bar, où j'essayais de me frayer une place, à côté d'une grande carcasse. Mes yeux remontèrent par habitude le long de cet inconnu que j'allais devoir approcher de près, avant qu'un sourire amusé n'étire mes lèvres. Bon, d'accord. Au final, des fois, le hasard faisait très bien les choses. Même s'il n'avait pas grand chose du chevalier blanc en armure, j'aurais pu bien plus mal tomber. Même s'il décidait de m'envoyer balader, car je n'avais pas fait attention s'il était accompagné, ça resterait juste ... Lui.

« Oh, Wolf ! »

J'étais certaine qu'on pouvait entendre tout mon soulagement dans ma voix. J'avais enfin trouvé un repère dans cette soirée qui avait démarré pour le moins de manière ... mouvementée ! 

« Un tas de petites choses »

J'allais forcément faire un tri dans mes amis dans les plus brefs délais, car l'idée même qu'on me tende ce genre de traquenard, ce n'était vraiment pas plaisant. Ce n'était pas le genre de chose que je pouvais laisser passer, surtout pas vu que c'était parti en cacahuète complet cette affaire, on allait rester honnête. Si encore tout s'était bien passé - pour moi, évidemment, car l'attitude du garçon avait été assez irréprochable tout de même - j'aurais peut-être pu ne pas me fâcher - enfin demain, quand j'aurais de nouveau un téléphone portable - mais là ça n'allait pas rester tel quel. J'avais passé un mauvais moment, désagréable, et même si je désirais rester objective et positive sur le début de soirée - personne n'était mort, personne n'avait eu de comportement inadéquate - je ne voulais pas que ce soit une porte ouverte à ce que cela puisse se reproduire. Je n'étais peut-être pas foncièrement rancunière, j'avais pour autant pris la décision de toujours me faire passer, moi et mon bien-être, mon équilibre, en priorité sur tout. Donc ce genre de restaurant traquenard, ça n'allait pas se reproduire, jamais. C'était la résolution que j'avais en tête sur le chemin, sous la pluie d'un début de mars.

Même si j’étais trempée, avoir l’occasion de me mettre au chaud dans ce bar était la meilleure idée qui puisse me passer par la tête. Si, d’un premier abord, le fait de devoir traverser un bar rempli d’inconnus n’était pas mon idée favorite, sans clé, téléphone ou moyen de paiement, ça me paraissait aussi l’une des seules choses à faire. Sinon ne me restait plus qu’à aller frapper chez l’un de mes membres du groupe et les connaissant … Je n’avais pas tellement envie de prendre ce  risque. Je pouvais tomber … à un très mauvais moment. Loin de moi cette idée, parce qu'il y avait clairement des choses que je ne voulais pas risquer de voir. Imaginez donc mon soulagement en tombant fortuitement sur Wolf, accoudé au bar !

Enfin, Wolf ne semblait pas spécialement content de m’entendre l’appeler, à voir comment il pinçait son nez. Ça sentait franchement l’agacement cette affaire, et je le savais car je l'avais régulièrement vu faire cela quand quelque chose lui prenait les nerfs, en répétition par exemple. Néanmoins, lorsqu’il posa les yeux sur moi, il sembla se détendre un peu. Être exposée à ses yeux glacés, avant, ça m’aurait fait reculer clairement. Aujourd’hui, je les soutenais sans sourciller. Même si leur intensité était parfois pour le moins impressionnante. Je pris le temps de lui répondre.

« Ça va. Version courte, la soirée a été pourrie. La version longue …  Je suis pas sûre que ça t’intéresse ? »

Je passai une main dans mes longues boucles rousses pour tenter de les réordonner au moins un peu. La pluie, ça mettait un sacré bordel. L’inquiétude de Wolf se voyait sur son visage, et je me contentais d’un sourire en coin. Je finis par adhérer à sa proposition d’enlever mon manteau. Ce n’était pas une mauvaise idée, bien au contraire même. Je finis par poser mon manteau sur le tabouret vide à côté du chanteur avant de me hisser dessus, me penchant légèrement vers lui.

« Si tu peux m’avancer le verre, volontiers. J’ai oublié mon sac à main dans la version longue. Soirée très compliquée. Mais ça va, avant que tu ne t’inquiètes. » J’eus un nouveau sourire avant de passer mes mains le long de mes bras. Je commençais à me réchauffer. « Tu vas bien, toi ? »

Il avait plus ou moins la tête des mauvais jours quand j’étais arrivée, alors on ne savait jamais. Je savais que parfois il aimait juste qu’on lui fiche la paix, et je savais qu’en cas de besoin il n’hésiterait pas à me demander de le laisser tranquille. Mais je savais aussi que si je ne me montrais pas rassurante sur comment j’allais, il y avait de fortes chances que je lui déclenche un peu d’inquiétude au moins, et ce n’était définitivement pas le but. La soirée avait démarré d’une façon étrange et pourrie, mais il n’y aurait pas mort d’homme alors ce n’était vraiment pas la peine que ce soit une inquiétude pour qui que ce soit.

« Un tas de petites choses »

Il était d’une facilité déconcertante de lire l’agacement, si ce n’est la colère, sur les traits de Wolf. Je le sentais à fleur de peau, et j’imaginais qu’il y avait autre chose que moi pour donner cette réaction, quoi que j’aurais du me douter que le fait de supposer qu’il ne voudrait pas entendre l’histoire l’agacerait. C’était une réaction classique chez lui quand on supposait sur un de ses comportements. Bref, face à cet agacement, je ne relevais pas, le but n’étant pas de remettre une couche par dessus. Pour autant, je n’avais plus peur de ces yeux électriques lorsqu’ils se plissaient de la sorte, et je les soutins simplement, sans le défier.

J'appréciais toujours qu'il veille au grain. Par de simples gestes, il me mettait bien plus à l'aise dans le monde extérieur, comme quand par exemple il laissait son regard faire le tour de ce qui m'entourait, s'assurant que rien ne puisse me rendre inconfortable. Je connaissais cette attitude, il l’avait déjà eue bien souvent et souvent dans un contexte plus professionnel, et il s’assurait juste que tous les voyants restent au vert pour moi. Je lui servis un sourire, remerciement silencieux pour ces petites attentions qu’il avait toujours, et qui n'étaient peut-être même plus conscientes de sa part.

Difficile de rater le grognement de Wolf. Je m’apprêtais à ouvrir la bouche, néanmoins je me ravisai. Son inquiétude était légitime, et mieux valait que j’évite de débattre là-dessus. Pas d’énergie à perdre avant de devoir abdiquer, car il aurait raison, si je voulais rester honnête avec moi-même. Ce que je venais de dire, si je me mettais à sa place, m’inquiéterait aussi. Autant lui donner gain de cause dès le départ, et un sourire alors qu’il appelait le serveur, m’enjoignant à choisir ce qui me ferait plaisir. Un verre d’alcool ne serait pas de refus, pour finir de faire passer la soirée, surtout en compagnie qui, cette fois-ci, ne me donnerait pas envie de prendre mes jambes à mon cou. Je tournai le regard vers le serveur pour passer commande. Gin tonic, voilà qui serait parfait, puis je me tournai vers Wolf.

« Merci. »

Un peu pour tout. Pour le verre, pour être là. Pour ne pas m’envoyer balader alors qu’il avait certainement d’autres choses en tête. D’ailleurs, je pris le temps de m’enquérir de comment il allait, et le son sarcastique qu’il laissa échapper m’apprit avant même qu’il n’ouvre la bouche qu’il n’était pas dans le meilleur des états d’esprit. Il devait y avoir quelque chose, et avant que je n’aie le temps de me demander s’il était judicieux de tenter de lui sortir les vers du nez, une réponse un peu plus complète m’arriva. Une lueur d’étonnement traversa mes yeux. Définitivement, ce qui tournait dans son esprit devait être prise de tête. Je n’aurais pas imaginé cet homme parler de sentiments. Peut-être un jour, mais pour le moment la situation semblait tellement bien lui aller que j’imaginais plutôt qu’il aurait souhaité continuer ainsi. Mais on ne maîtrisait pas ce genre de choses, paraissait-il. Je n’en avais jamais fait les frais du côté amoureux des choses, mais pour d’autres choses oui, et j’en étais bien consciente. Ma voix était douce lorsque je lui répondis.

« Tu veux en parler ? Ou tu veux de la distraction ? »

J’ignorais ce qu’il préférerait. Il n’était certes pas forcément du genre à se confier facilement, mais il n’avait certainement encore jamais eu à faire face à ce genre de préoccupations. Et ce n’était de toute façon pas le genre de situations que j’avais l’habitude de gérer, mais il était une part de ma famille, en quelques sortes, donc il était logique que je lui propose d’être là pour lui, qu’il veuille une oreille attentive, ou au contraire une diversion. J’étais capable de trouver de quoi lui raconter afin de le distraire, sans le moindre souci. Mais pour ça, ce serait à lui de décider ce dont il avait besoin à l’instant T.

J’eus à peine le temps de frissonner que Wolf attrapait sa veste. Son regard me disait clairement de ne pas décliner, et je le laissais donc draper le tissu autour de mes épaules. Lui pouvait le faire, comme Klaus, comme Rhys, comme Indy, car ils étaient ma zone de sécurité, mais avec bien d’autres personnes, j’aurais fui le contact. Je le laissais resserrer le tissu avant de moi-même récupérer du bout des doigts les pans de sa veste pour la maintenir, effleurant au passage involontairement ses doigts, ce qui maintenant ne me faisait même plus frémir. Je lui soufflai un « merci » avec un sourire en toute douceur, profitant d’un peu plus de chaleur tout en buvant une gorgée de gin, appréciant la douce chaleur de l’alcool également.

En tous cas, sa soirée semblait lui avoir miné le moral, et j’imaginais aisément que pour lui, se débattre dans des sentiments qu’il n’avait jamais connus, ce n’était pas forcément simple. Je passais une main dans mes cheveux, cherchant quoi lui répondre, mais une diversion efficace fit son entrée assez vite. Un léger rire m’échappa. Bon, c’était le moment où j’allais devoir expliquer ma situation ? Je pris une seconde pour chercher mes mots, soutenant tout de même le regard électrique du chanteur, prouvant par la même occasion que je ne me déroberais pas, que j’allais lui répondre. Juste un petit instant pour remettre de l’ordre dans mes pensées, et une gorgée d’alcool.

« Parle à quelqu’un, Wolf. De ça, d’autre chose si tu préfères, mais ne rumine pas dans ton coin, d’accord ? Je ne suis pas sûre que ça t’avancera à quoi que ce soit. »

Après tout, il avait un frère qui le connaissait par cœur, ou le reste du groupe, s’il ne voulait pas m’en parler. Mais je n’aimais pas du tout l’idée qu’il rumine dans son coin.

« J’ai laissé mon sac dans un restaurant quand je l’ai quitté de manière quelque peu précipitée. Avec mon téléphone et mes clés dedans sinon ce n’est pas drôle. » Je baissai un peu le nez, pas tellement fière de ma fuite, mais soit. Ça méritait une explication complète. « Je devais aller au restaurant avec une amie, et quand je suis arrivée elle n’était pas là et m’avait préparé un plan à la con avec un de ses potes célibataire. Le gars a été correct avec moi en tous cas, il n’a rien tenté de déplacé. J’ai essayé de rester mais ce n’était pas vraiment envisageable, ça m’a complètement paniqué comme situation. Je l’ai planté au moment de commander le plat. » J’eus un rire nerveux. « Le pauvre, il a du avoir l’air con. Seul point positif, je commence à être connue dans ce restaurant, mon sac devrait m’attendre bien gentiment. » Je secouai la tête, une moue sardonique aux lèvres. « Note pour demain, faire du tri dans mes amies, hors de question que ça se reproduise. »

Puis vint une autre question, et c’est un sourire joyeux qui prit place sur mes lèvres. Si j’avais hâte de repartir ? Rien qu’à cette idée, j’étais particulièrement impatiente. Nouvelle tournée, nouvelle aventure, à priori nouveaux fous rire avec le reste du groupe aussi, quoi qu’on pouvait sûrement aussi prévoir quelques orages sur la route … En tous cas, notre vie habituelle en tournée, quoi.

« Carrément hâte. Ça m’a manqué de partir sur la route avec vous, et puis le soleil de Phoenix sera parfait pour cette période de l'année. Très bon choix de destination !» Je lui servis un petit rictus taquin, après tout c'était lui le maître d'œuvre de notre planning, alors de discrètes félicitations, de temps en temps, ne pouvaient pas faire de mal. « Je suis aussi hyper curieuse de voir l’accueil du public sur ce qu’on va leur présenter cette fois. On a bien bossé, c’est toujours un moment gratifiant, le retour du public, je trouve. »

Bon, évidemment, il y avait parfois des parts de ce travail que j’appréciais un peu moins, mais je savais aussi qu’en comptant sur le groupe, cela se passerait comme toujours bien, ce n’était donc pas vraiment une inquiétude à gérer pour le moment. Ce serait plus à gérer … Sur le coup disons, bref, j’aurais le temps de voir ça plus tard ! Je penchais la tête sur le côté, curieuse. Si quelqu’un avait la réponse à cette soudaine question que je me posais, c’était forcément Wolf, le gestionnaire de toutes les questions de logistique du groupe !

« A ton avis, pour 2024, plus de ventes que 2023 ? Enfin si tu as les premiers chiffres en tête. »

« Un tas de petites choses »

Le gin tonic arriva rapidement, et cette simple situation m’amusa légèrement. Le serveur me fit un sourire qui se voulait sûrement charmeur, mais qui ne prenait pas sur moi, et surtout qui ne dura pas avant qu’il ne se décompose presque et ne s’en aille. Pas besoin de me demander ce qui venait de se passer, c’était clair comme de l’eau de roche. La réponse était d’une simplicité déconcertante ; Wolf. Celui qui pourrait m’approcher en sa présence n’était sûrement pas né, et ça m’arrangeait vaguement, pour ainsi dire tout le temps ! La prévenance de Wolf était charmante, il fallait l’avouer. J’avais fini par m’y habituer, avec les années, et me sentir totalement en sécurité à ses côtés, et c’était d’ailleurs pour ça que j’étais capable d’assumer toutes les facettes de mon métier Parce que je savais que les jumeaux seraient toujours là pour me permettre de rester suffisamment proche de ma zone de confort.

Le fait de voir Wolf se débattre avec ses histoires de cœur était nouveau, et il fallait l’avouer, un peu étrange également. Huit ans que je le connaissais, et c’était la première fois qu’il sous-entendait qu’il y avait pour lui une relation qui allait au-delà de l’aspect charnel des choses. Alors bien évidemment, que ça devait lui être prise de tête … Le conseil était simple, en parler, ne pas rester bloqué seul, car les sentiments c’était parfois un incroyable bourbier, et sa réponse me fit subitement hausser un sourcil. Personne ne voulait l’entendre en parler, il osait vraiment me dire ça. Je secouai la tête, me retenant à grand peine de lever les yeux au ciel. Bon, je ne serais sûrement pas du meilleur conseil, mais au moins j’avais des oreilles …

« Tu sais que je suis toujours là pour t’écouter si tu en as envie ? Je ne suis pas celle qui a les meilleures conseils et tu n’es pas celui qui se confie le plus facilement, on est bien d’accord. » je ris légèrement. Oui en effet, ce n’était pas nos exercices préférés. Mais bon. « Enfin, je ne veux pas insister, mais si tu cherches une oreille attentive tu pourras au moins trouver la mienne. »

Il ne servait à rien d’essayer de l’obliger à parler, bien au contraire. Je ne lui disais clairement pas qu’il devait m’en parler, car de toute façon personne ne pouvait lui forcer la main à quoi que ce soit, ou alors la personne voulait se mettre dans un sacré pétrin en le faisant, mais je ne voulais pas qu’il pense qu’il n’y avait personne. OK, les sentiments amoureux, je ne connaissais pas, et je ne me sentais clairement pas prête à essayer, mais écouter et soutenir, ça je savais faire. Et qui sait, peut-être qu’avec ma vision extérieure des choses j’arriverais à trouver quoi dire.

En parlant de quoi dire, j’avais fini par expliquer à Wolf ce qu’il s’était passé au restaurant. Il y a quelques années, je me serais certainement faite de plus en plus petite à mesure que son regard bleu se chargeait d’électricité, mais aujourd’hui je savais pertinemment qu’il n’était pas dangereux pour moi. Cette colère qui montait, elle n’était clairement pas tournée vers moi, je le savais, et je savais aussi qu’il fallait que je me montre prudente sur les informations que je distillais, car elles pouvaient être de vraies armes. D’ailleurs, ce que le chanteur ajouta après son rire – glaçant pour certains, certainement – me fit rire, moi, d’un amusement plus léger. J’aurais du parier.

« Ni nom, ni numéro de téléphone. Tu n’auras pas la moindre piste. »

pas la peine de sous-entendre quoi que ce soit de plus. Je savais Wolf capable de la terroriser sérieusement, et il savait que je savais. Pour ce coup-là, j’étais capable de me défendre seule. Couper les ponts était bien suffisant, après une mise au point dans les règles de l’art. Puis, les amies communes que javais apprendraient ce qu’il s’était passé, car je n’en ferais pas un tabou, pour qu’elles sachent pourquoi je me refusais à me trouver de nouveau dans la même pièce qu’elle. L’histoire prendrait des proportions bien suffisantes sans y mêler Wolf.

La conversation dévia assez rapidement sur les dates à venir. Trois soirées à Phoenix, c’était une fantastique reprise pour notre tournée. Je m’étais ressourcée pendant un mois, coupée du reste de l’univers, et par conséquent j’avais particulièrement hâte maintenant de repartir. J’avais fait un bon plein d’énergie qu’il allait falloir dépenser, et surtout le public nous redonnerait sûrement de l’énergie, car les vagues qu’on se prenait sur scène étaient particulièrement boostantes. Et puis, on démarrait par Phoenix, où il ferait bien meilleure qu’à Seattle à cette période de l’année, et aller profiter d’un peu de soleil était également très tentant. Je ris légèrement à la réponse de Wolf. Oui, valait mieux en profiter maintenant.

« On aura déjà bien assez chaud ailleurs cet été pour ne pas aller se perdre en plein désert, je suis bien d’accord. »

Déjà que comme ça il faisait chaud sur scène, avec les projecteurs braqués, la foule, ce n’était pas la peine d’en ajouter  une couche, et notre leader le savait bien. Il ne choisissait pas nos dates au hasard, connaissant son goût pour contrôler les détails lorsqu’il s’agissait du groupe. Puis vint une question que j’avais, et je ne me retins pas de la poser, car j’étais curieuse de la réponse. La première réponse m’amusa, et je fronçai le nez dans une mimique.

« Non. Je ne dirais pas non à l’argent, comme tout le monde, mais l’année dernière a déjà largement dépassé mes attentes. C’est de la simple curiosité. »

On pourrait toujours dire qu’il n’y avait jamais trop d’argent, et c’était bien vrai, mais ce n’était pas le but premier de ma question. Quoi que j’avais bien de jolis projets avec de l’argent en plus, dont notamment un peu de dons en caritatif pour des causes qui me tenaient à cœur, mais tant que je pouvais vivre confortablement, la hauteur du surplus n’était pas ma principale motivation. Non, c’était plutôt côté préparation psychologique au nombre de dates, ce genre d’idée. Et puis également par fierté. Fierté de faire partie de ce groupe qui fonctionnait si bien. Si tant de gens venaient nous voir ou achetaient notre album, c’était bien que notre musique était bonne – quoi que la belle gueule des membres devait quand même aider, soyons honnêtes – et le nombre de ventes album et tickets était un bon baromètre de l’enthousiasme autour de Satan’s Crucifix.

Le fait que les chiffres s’annoncent bon me fit sourire, ainsi que le fait que Wolf mette une sacrée somme de côté pour le groupe. C’était légitime, bien sûr, qu’on participe tous aux frais de maintien du groupe. Et le fait de préparer une caisse de secours bien en avance nous permettrait sans aucun doute d’affronter quelques orages. Par contre, c’était vrai, les sommes avaient de quoi donner le tournis, quand on venait du même genre de milieu que moi. Je m’en doutais bien avec les cachets que j’avais touché, on était cinq, un rapide calcul et voilà, mais entendre la somme global c’était autre chose.

« Bordel ... » Ouais, pas tellement constructif. L’objectif 2025 était purement et simplement monumental. « On va finir avec des tournées de deux ans par album à ce rythme-là. » Un léger rire, un soupçon nerveux, m’échappe. « Je crois que ça fait un moment que je l’avais pas dit mais je suis toujours aussi fière d’avoir embarqué dans l’aventure avec Klaus et toi. Je suis toujours impressionnée de là où le groupe en est, c’est limite surréaliste. »

Je venais de tout en bas, je n’aurais jamais imaginé monter vers le sommet de la sorte. Fallait dire que les jumeaux s’étaient arrachés pour nous faire en arriver où nous étions. Ils n’avaient rien laissé passer, surtout Wolf, exigeant avec les membres comme avec lui-même, et peut-être même plus envers lui-même. Notre succès, nous ne l’avions pas volé, nous avions bossé pour ça, et si Wolf était leader ça ne venait pas de nulle part. Il n’avait pas compté ses heures, son investissement, et il avait toujours su où il nous emmenait, mais voir à quel point ça payait aujourd’hui, ça me faisait encore carrément halluciner. Je voulais en profiter, parce que même si j’espérais de tout cœur que ça durerait, ce n’était malheureusement pas une certitude.

La question du chanteur m’étonna. Elle tombait un peu à brûle-pourpoint, et je penchai la tête sur le côté, pensive, un instant. Un voyage de rêve, hein ? Contrairement à pas mal de monde, je ne rêvais pas de plages de sable blanc ou de mer turquoise. Mes envies de voyage étaient pour des lieux bien différents, et je répondis avec un sourire.

« J’adorerais faire le tour de l’Islande, le Japon pour la floraison des cerisiers, ou alors un tour en Mongolie. Que des idées qui n’ont rien à voir. » Je ris un peu. « Et toi ? Si tu prenais une pause, ce serait où ? »

Parce que j’étais presque sûre qu’il ne débranchait jamais du groupe. Écriture de l’album, organisation, planification, passage en studio, tournée, intendance … à mon avis c’était un travail à temps plein sans répit. Mais de temps en temps une pause c’était nécessaire pour se ressourcer, ou alors pour retrouver un nouvel élan tout neuf ...

« Un tas de petites choses »

C’était certain que si on nous laissait à deux, Wolf et moi n’étions pas les rois de la communication. Pas qu’on ne sache pas communiquer à deux, bien loin de là même puisque lorsqu’il s’agissait de notre vie de tous les jours nous arrivions aisément à communiquer depuis des années, non, plutôt qu’entre lui qui avait du mal à exposer le fond de ses sentiments – sauf lorsqu’il s’agissait d’envoyer un coup de poing bien mérité, ça il le gérait à la perfection ! – et moi qui ne savais la plupart du temps pas donner de conseil parce que beaucoup de situations demeuraient nouvelles pour moi … Enfin, voilà. Ce qui ne m’empêchait pas de me proposer pour un hypothétique jour où le chanteur se sentirait le besoin de se confier. Bon, les statistiques étaient formelles, ça n’avait que peu de chances d’arriver. Mais s’il n’avait pas l’impression que qui que ce soit était prêt à l’écouter, on tombait à une probabilité nulle. Pour autant, je n’insistais pas, il n’était pas utile de le pousser dans ses retranchements, au risque de le braquer et de faire également retomber à zéro la possibilité d’une confession. Au bout de quasiment huit ans, j’avais appris à le comprendre, tout comme la réciproque était vraie. Je me contentais d’un sourire pour clore cette partie de la conversation, consciente qu’il n’en dirait pas plus après sa dernière phrase.

Non, à la place, il préféra s’intéresser de très près à ma péripétie du soir. C’était flagrant, surtout en voyant son regard s’assombrir de la sorte. Il ne cautionnait clairement pas ce qui venait de se passer, et d’expérience je savais qu’il valait mieux qu’il ne s’en mêle pas. Wolf était un poison violent pour ceux qui s’en prenaient à ses proches, et même si nous n’étions en général pas du genre à dégouliner en paroles sentimentales, je savais parfaitement que j’entrais dans cette catégorie. Donc s’il retrouvait la trace de cette ancienne amie, elle passerait un moment fort désagréable. J’étais certaine qu’il trouverait un moyen de lui faire regretter . Néanmoins, je n’avais aucune envie qu’il s’en mêle. Bien évidemment, c’était sans compter sur son côté parfois bien têtu. Je secouais la tête avec amusement lorsqu’il pointa l’index vers moi. Il y avait longtemps que j’avais cessé de le juger menaçant pour moi. Très longtemps, même.

« Tu ne trouveras pas la moindre piste, Wolf. Je vais régler ça toute seule comme une grande. Bizarrement je me suis découvert quelques griffes efficaces, depuis que je te connais. »

Le caractère bien trempé du chanteur avait commencé tout doucement à déteindre sur moi. C’était loin d’être flagrant, mais je revenais de si loin en même temps ! J’avais pris d’un peu chaque personne qui m’était proche pour me construire, et même si j’étais encore très loin d’avoir autant de caractère que le reste du groupe en public, en privé j’avais fini de me laisser marcher sur les pieds. Donc j’allais régler cette affaire seule, de manière on ne peut plus efficace, n’hésitant pas si nécessaire à me montrer très ferme. Bon, puis si vraiment ça ne fonctionnait pas, je saurais vers qui me tourner.

Finalement, la conversation tourna vers le groupe, Phoenix, les prochains objectifs, ce genre de choses. J’étais bien évidemment impressionnée par les chiffres annoncés. J’étais consciente que le groupe cartonnait, entre les chiffres de 2023, le nombre de dates, le volume des lieux qu’on comblait, mais ça restait tellement abstrait, d’une certaine façon. L’entendre dire clairement, ça faisait encore autre chose. Pas que je n’en sois pas contente, au contraire même, c’était une fierté totale d’en être là aujourd’hui, mais ça avait de quoi donner le vertige. Surtout le volume horaire qu’on allait passer en déplacement pour satisfaire la totalité de notre public. Ma légère inquiétude était légitime, vu la difficulté que j’avais avec les dédicaces par exemple, mais pour autant je ferais mon boulot comme il se devait, en suivant le planning qu’établirait notre leader. J’avais signé pour ça, je le savais. J’eus un sourire à la réponse de Wolf.

« Je sais que tu géreras ça d’une main de maître. Quoi qu’il arrive, je te suis, comme toujours. Et puis, en fonction des lieux et des périodes, nos familles pourront toujours nous rejoindre. J’ai confiance en toi pour faire ce qu’il y a de mieux pour nous et pour le groupe. »

Car il gérait depuis tant d’années que je savais qu’il en était bien plus que capable. Et qu’en cas de dilemme, il saurait au moins prendre notre avis, pour l’aiguiller sur l’une ou l’autre des décisions, à la majorité. Il l’avait toujours fait quand c’était nécessaire. En tous cas, j’étais fière du chemin que j’avais accompli avec les jumeaux, avec le groupe, et je ne le disais pas souvent, mais c’était parfois bon de le rappeler, comme maintenant. Alors, j’avais vu l’air du chanteur changer, devenir plus doux, une version de lui qu’il ne dévoilait pas souvent, et j’avais souri, observant sa main bouger vers la mienne, le laissant prendre le contact sans recul, sans dégoût. Venant de lui, comme de certaines rares personnes, cela ne me dérangeait plus. Je libérai la veste sur mes épaules, qui tint seule, pour poser ma main libre sur la sienne, prenant à mon tour le contact. C’était léger, c’était délicat, mais venant de moi ça voulait dire un million de choses. À ce qu’il ajouta, je ris légèrement.

« Je n’ai pourtant pas été un cadeau pour vous deux. On ne va pas se mentir, je vous ai bien fait galérer avant d’en arriver là. »

Ils avaient vraiment ramé. Parce qu’au moins coup d’éclat de Wolf, je tremblais de tous mes membres. Parce qu’à chaque fois que Klaus tendait la main vers moi, même innocemment, je tremblais de tous mes membres. J’avais mis un sacré moment avant de leur accorder de ma confiance, mais on avait fini par apprendre à cohabiter, et c’était une grande partie de ce qui m’avait sauvé la vie.

Puis vint la question des destinations de rêve, et même si elle m’avait surpris, je m’étais prise au jeu. Mes destinations n’étaient peut-être pas des lieux particulièrement étonnants, mais c’était vraiment des endroits qui me fascinaient, pour des raisons tout à fait différentes. L’Islande et ses volcans, le Japon et sa floraison éphémère, et les steppes sauvages de Mongolie. C’était surtout le paysage qui m’intéressait plus que la culture, car un bol de nature sans personne était l’un de mes principaux moyens de ressourcement. J’avais fini par renvoyer la question à l’envoyeur, et il m’avait une fois de plus surpris avec sa réponse, ce qui s’était vu lorsque j’avais penché la tête sur le côté.

« Tu voudrais qu’on s’exporte ? Ça marcherait, d’après toi ? Enfin j’ai toujours l’impression d’être à côté de la plaque quand il s’agit du groupe, je crois que je réalise pas vraiment. »

J’avais beau savoir qu’on était bons, et n’en pas douter, je savais également que parfois, certains groupes avaient tendance à ne bien marcher que dans leur pays d’origine, même si leur style de musique fonctionnait ailleurs normalement. Enfin, bon, qui ne tente rien n’a rien il paraissait ? Au pire des cas, on ne réitérerait pas, j’imagine. Mais un tour d’Europe, par exemple, était une bonne idée pour démarrer peut-être ? Sur ça encore, je faisais confiance à notre leader pour prendre des décisions avisées.

« Pour commencer ? Tu aurais des envies de tour du monde, par hasard ? »

Je ris légèrement. Ce n’était pas moqueur, loin de là. Mais ce « pour commencer » sonnait un peu comme un tour du monde inavoué, ce genre de choses. Après, je n’étais pas sans savoir les origines européennes des jumeaux, alors peut-être que l’Europe lui manquait, ou qu’après avoir changé une fois de continent, aller voir sur les trois qu’il restait le tentait ? En tous cas, la conversation dévia sur quelque chose de beaucoup moins sympathique et je piquais du nez vers mon verre pour en boire une gorgée. Et voilà qu’on repartait sur le sujet fâcheux.

« Je suis arrivée à pieds. Je me suis rendu compte que j’avais laissé mon sac quand j’ai voulu appeler un taxi, parce que du coup je n’ai ni téléphone, ni clés, ni argent sur moi, mais j’étais vraiment pas capable d’y retourner, parce que vu comment je suis partrie en premier lieu ... J’avais prévu de venir me mettre à l’abri ici et essayer d’emprunter un téléphone pour joindre quelqu’un. » Je relevais les yeux vers lui, pour river mon regard sur le sien. Même si personne n’en était mort, même si j’allais m’en remettre facilement, même si je restais positive ... « Pas glorieux comme soirée, mh ? »

« Un tas de petites choses »

Je voyais aisément que Wolf n’était pas en accord avec ma réponse, pour gérer la situation de ce soir. Il suffisait de le voir rouler des yeux, visiblement très mécontent. Ses ongles heurtaient le bois, signe de son agacement, seulement je ne comptais pas battre en retraite. La situation ne se reproduirait pas. Finalement, ce fut mon regard qui noircit pour soutenir celui de Wolf. Je n’étais plus une enfant. Si parfois je manquais encore de répondant, j’avais pris la résolution d’être ma priorité chaque fois. Et maintenant, même si ce n’était pas avec tout le monde, j’avais assez de cran pour affronter le chanteur.

« Essaye de me faire confiance  pour m’en charger seule, Wolf. Il est temps que j’apprenne à me défendre comme une grande, tu ne crois pas ? Je me laisserais pas faire une deuxième fois. Par personne. »

Je savais qu’il voulait juste me protéger, que c’était son instinct qui parlait, mais j’espérais qu’il me ferait assez confiance pour lâcher un peu de lest. Et puis, il savait que je me tournerais vers lui si jamais j’en avais besoin. Néanmoins, je savais que je pouvais gérer seule cette histoire. Et je n’en démordrais pas. Il était peut-être têtu, mais moi aussi. Et surtout, j’avais besoin de faire mes preuves maintenant. De grandir, de prouver que j’avais mûri et que j’avançai. Et ce n’était pas en me surprotégeant que je le pourrais. Et même si mon regard avait durci, afin de lui signifier que j’étais sûre de moi, je ne lui en voulais pas. C’était son caractère, je ne pourrais pas le changer.

Je ne pus pas rater sa tête, en parlant famille et concerts. Clairement il venait de penser à quelque chose de déplaisant. Je savais que sa famille et lui – enfin, principalement ses parents – c’était un sujet délicat, alors je ne relevai même pas. Ce n’était pas à eux que j’avais pensé en en parlant, mais plutôt les compagnons ou compagnes du moment de certains, mais mettre le doigt sur la méprise ne ferait pas avancer la conversation, et je préférais éviter ce chemin houleux qu’était celui de parler de famille. Celle issue de mon sang était aussi particulièrement bien pourrie.

La conversation vira plutôt sur les projets que Wolf avait pour le groupe, ma main serrant la sienne dans un contact qui, avec lui, ne me dérangeait plus depuis longtemps. Il représentait un roc sur lequel je pouvais m’appuyer. Je ne fuyais plus ces contacts légers et dénués de toute ambiguïté, tout comme je ne rougissais plus face à son langage cru et parfois imagé. On savait tous les deux qu’après la façon dont on se connaissait et ce que je lui avais raconté, on ne serait jamais, jamais capable de se regarder autrement que comme des membres de la même famille. Les projets ... L’international, par exemple. Ce n’était pas quelque chose auquel j’aurais aspiré par moi-même, mais avec le groupe … J’étais songeuse. Mais comme le disait Wolf, on s’arrangerait le moment venu. Pour emmener les proches qui nous étaient nécessaires, pour voir un tas de choses. Je me contentais de hocher doucement la tête. Il avait tout dit. Puis sa question rhétorique me fit émettre un sourire en coin.

« Moi ! Jusqu’à présent j’ai toujours eu trop peur du monde extérieur pour y songer. Mais avec vous ... » Je haussai les épaules avant de sourire sincèrement. « De toute façon je ne fais que des choses que je n’aurais jamais imaginé pouvoir faire, quand je suis avec vous ! »

Ouais, avec le groupe, je me dépassais. Ça n’était pas si mal. La petite Keziah finirait sûrement par devenir grande, un de ces quatre. En attendant ce jour, j’étais plutôt piteuse en expliquant concrètement ma soirée. Il n’y avait rien qui méritait d’être fière, dans cette fuite stupide. J’aurais au moins pu réfléchir une seconde et récupérer plutôt que de réagir comme un fichu feu follet. La réponse de Wolf me fit sourire, sincèrement, de reconnaissance. J’ouvris la bouche pour répondre avant de la refermer, me mordant la lèvre. Lui dire qu’il n’était pas obligé ne rimait à rien, à part peut-être me faire sermonner, car personne ne pouvait dicter sa conduite à un esprit comme le sien. Il était plutôt du genre … Indompté serait sûrement un mot convenable. Je finis par enlever sa veste de mes épaules pour la lui tendre.

« Merci de m’avoir tenu au chaud. Je te la rends, ce n’est pas le moment que tu perdes ta voix. »

Je me levais, avant d’enfiler ma veste. Elle avait commencé à sécher, il ne fut pas si difficile de la passer, elle était loin d’être glaciale au moins. Je pris le temps d’arranger mes cheveux afin qu’ils ne restent pas à l’intérieur de mon col, histoire d’éviter de prendre froid comme ça. Ma cascade de boucles finit par retomber sur mon épaule droite, basculant en avant de moi, et je finis par emboîter le pas au chanteur, certaine que de cette façon personne n’oserait m’approcher de trop près. L’aura du leader fonctionnait de manière quasi systématique bien trop bien. Une fois dehors, tout en continuant de le suivre, je repris la parole.

« Je te dois une fière chandelle pour ce soir. Me voilà sacrément redevable. » J'eus une pause. « Oh, et on n'aura pas besoin de GPS pour aller chercher mon sac, je connais bien le chemin, à force. »

« Un tas de petites choses »

Oh, je le connaissais très bien. Et quand il se mettait à grogner de la sorte, argumenter ne servait à rien. Quand l’alpha montrait les crocs, le plus simple était souvent de se soumettre, tout simplement. Je n’avais aucune envie de me disputer avec lui ce soir, et j’aurais bien d’autres combats à mener dans l’avenir contre le côté borné de Wolf, plus importants. Je finis donc simplement par secouer la tête et lâcher un petit soupir résigné, peu encline à entretenir un sujet de discorde entre nous. Il était temps de lâcher l’affaire, parce que je voulais que cette soirée inattendue nous reste douce.

« J’oublie toujours que tu es bien plus têtu que moi … Fais comme tu veux, de toute façon, je n’arriverais pas à te dissuader, n’est-ce pas ? Et je sais que tu me fais confiance, c’est juste que … »

J’eus un sourire doux qui voulait tout dire. Parfois je me sentais encore comme une enfant qu’on protégeait ou qu’on grondait, mais je voulais vraiment devenir une adulte, trouver de la confiance en moi, devenir plus forte. Je n’allais pas lui en vouloir d’être … Lui. Je le connaissais depuis des années, et ce n’était pas maintenant que je parviendrais à le changer, c’était une certitude. Et puis, ça n’avait pas que du mauvais, ce caractère qu’il avait. Il était, je le savais, on ne peut plus fiable pour moi. Il avait toujours eu un fort caractère, une forte tête, et les années ne changeraient pas ça. Par contre, si cela continuait, ce serait un jour moi qui serais capable d’opposer un caractère tout aussi ferme. Le groupe déteignait pas mal sur moi ces dernières années, et c’était très bien. J’étais à bonne école pour ne plus laisser qui que ce soit me blesser d’une manière quelconque, avec les exemples d’indépendance, de ténacité et d’assurance qui m’entouraient.

Parler du groupe, des visions d’avenir, fut plus simple encore. Wolf était un bon leader, capable de trancher et d’imposer les décisions quand cela s’avérait nécessaire, mais aussi capable d’entendre nos avis et d’arranger au mieux les choses afin que cela nous convienne au maximum à tous. Je savais, on savait tous d’ailleurs, que derrière son satané caractère, le chanteur passait un temps infini à organiser les choses afin de nous emmener plus loin encore dans les meilleurs conditions possibles. Il était clairement taillé pour ce rôle qu’il avait endossé. En tous cas, avec cette joyeuse équipe qu’était Satan’s Crucifix, j’étais déjà allée bien plus loin que je ne l’aurais jamais imaginé, ce dont je fis part à Wolf. Je souris, à sa réponse, avant de rire doucement, taquine.

« Tu sais, tu les caches très bien, tes qualités, au premier abord. » Je ne pouvais pas m’en empêcher, le taquiner sur cela était trop tentant. « C’est dommage de ne pas en faire plus profiter les gens, parce que tu es quelqu’un de super, une fois qu’on a un peu percé ta carapace. » Et elle était épaisse. Mon sourire partit en coin. « Loin d’être parfait, comme le commun des mortels, mais qui vaut le coup d’être connu un peu mieux. »

Je ne le critiquais pas. Il était humain, avec ses qualités et ses défauts. Alors oui, son premier abord était plus caustique, mais il était également fiable, protecteur, et encore bien d’autres choses qui faisaient de lui une personne très différente à côtoyer.

Finalement, Wolf offrit de m’accompagner récupérer mes effets personnels, et après lui avoir rendu sa veste, j’enfilais la mienne, froide après la pluie. Je ne pus que remarquer son air moqueur et me retint à grand peine de lui tirer la langue, ce qui n’aurait pas été une réponse des plus matures, il fallait l’avouer. Je me contentais de le suivre jusque dehors en secouant la tête avec amusement. C’était très agréable de passer la soirée avec Wolf quand il était de cette humeur, ou tout du moins pas d’humeur massacrante comme cela pouvait lui arriver parfois – souvent pour de bonnes raisons sûrement, mais dont il se gardait bien de nous parler, secret comme il l’était.

Je finis par lui redire toute ma gratitude tandis qu’il allumait une cigarette, et sa réponse me fit grimacer. Entre lui qui ne voulait pas que je me sente redevable et mon caractère qui faisait que je me sentais redevable d’à peu près tout tant que ce qui m’était arrivé était positif, nous n’allions peut-être pas nous en sortir, et je n’avais pas envie qu’on trouve un nouveau sujet sur lequel nous ne serions pas d’accord et finirions par nous chamailler.

« Le restaurant est sur Fremont … »Je commençais à répondre par la partie pratique, avec la direction c’était quand même mieux. « Je sais que je peux compter sur toi, mais ça ne m’empêche pas de me sentir redevable. En plus si on cumule tout ce que t’as fait pour moi ces huit dernières années sans que je puisse te renvoyer l’ascenseur, j’ai une sacrée dette. Tu le vois pas comme ça, mais moi oui. Et je sais que tu ne le fais pas pour ça, c’est clairement pas dans ton caractère. » Je souris, une fois de plus. « Tu sais quoi ? J’arrête de me sentir redevable si tu me promets que t’hésiteras pas à faire appel à moi si t’as besoin et que c’est dans mes cordes. »

Il connaissait mes limites donc je n’avais aucun doute qu’il ne me demanderait rien que je ne pourrais accepter de faire. Puis vint une question qui me prit tout à fait au dépourvu. Je tournais la tête vers lui, inquisitrice, mais son expression ne laissait rien transparaître. Lorsqu’il m’expliqua pourquoi il me posait cette question, je penchai la tête sur le côté, cherchant à l’analyser, mais il ne me fournissait pas le moindre indice. Je pris une seconde pour peser mes mots avant de répondre, pour éviter de m’engager sur une pente dangereuse, dévoilant pourtant le fond de ma pensée sans détour.

« Je crois qu’on ne contrôle pas nos sentiments ni pourquoi on les éprouve envers une personne ou une autre. Ce qui est sûr c’est que ce n’est pas conventionnel et que certaines personnes pourraient juger sans savoir, et parfois le regard des autres est difficile à supporter, mais ça ne devrait diriger la vie de personne. Je dirais que … si la situation est clair entre les différentes personnes et qu’elles se sentent bien, à leur aise, dans la situation, alors c’est parfait. Si la situation convient à tout le monde, pourquoi ça serait si compliqué ? Moi je trouve ça beau, tant que personne n’est blessé par la situation. » Je marquais une pause. « Je ne sais plus où j’ai entendu ça, mais il paraît que l’amour ça ne se divise pas, ça se multiplie, donc je crois qu’aimer deux personnes, c’est aimer plus, et c’est ça le but de ce jeu-là, je crois. »

Je n’y connaissais rien, parce que toutes mes phobies m’avaient empêchées jusqu’à présent de me projeter dans une vie de couple potentielle un jour, et tout mon esprit s’était par conséquent fermé à la possibilité de ce genre de sentiments pour le moment. Même adolescente, trop abîmée par ma vie, je n’étais jamais tombée amoureuse. Je n’étais pas conséquent pas la personne la mieux placée pour en discuter, ou alors au contraire mon absence de formatage à la conformité me permettait de penser des choses différentes, mais ce qui était certain c’était que ça ne m’évoquait rien de négatif. L’amour était sensé être un sentiment positif, comment le fait d’aimer deux personnes et d’être aimé en retour par ces deux personnes pouvait être négatif ?

« Un tas de petites choses »

Wolf était quelqu’un de secret, et  parfois très fermé. Il n’aimait pas parler de lui, et surtout pas de ce qu’il ressentait. Il se refermait souvent comme une huître, et j’avais depuis longtemps appris à ne plus essayer d’insister sous peine que ça ne se passe pas forcément bien, au contraire même. Pour ça qu’il était assez difficile d’imaginer que c’était de lui qu’il parlait, tandis que je le suivais jusque la voiture. Il était fermé, et sa question m’avait pris au dépourvu, mais je le connaissais bien assez depuis le temps pour savoir qu’il ne parlait jamais pour ne rien dire, au contraire, même, lorsqu’il s’agissait de tout ce qui avait trait aux sentiments. Les siens comme ceux des autres. J’avais conscience néanmoins qu’il s’agissait possiblement d’une pente glissante, et même si je n’avais pas travesti la réalité, j’avais été extrêmement prudente dans mes mots. Pourtant, impossible de déchiffrer ce qu’il avait à dire.

En arrivant à la voiture, j’aurais cru qu’il s’y serait engouffré et qu’on aurait pu continuer la discussion dans l’habitacle, mais il n’en fit rien, et son trouble fut visible lorsqu’il s’appuya contre la carrosserie. Je me plaçais face à lui, patiente, mais avec un air moins souriant aux lèvres. Pas que ça me dérange, cette situation, loin de là. Mais seulement mon instinct qui me disait qu’il valait mieux que je me concentre sur le moment, que quelque chose se passait. Il y avait quelques marqueurs de nervosité chez lui, alors je l’écoutais avec une attention accrue.

Doucement, un sourire beaucoup plus tendre étira mes lèvres. Je comprenais, que cette situation soit difficile pour lui. Il s’était toujours gardé bien soigneusement des sentiments amoureux, profitant de la vie pour lui seul, en quelques sortes, et ça n’avait pas été difficile à voir. Il suffisait de le connaître un peu pour savoir qu’il avait toujours fini les soirées accompagné d’une conquête différente quand l’envie lui prenait, et ça n’avait rien eu de difficile avec sa belle gueule. Peu de monde lui résistait, beaucoup de fans auraient payé cher pour attirer son attention. Et voilà qu’il y avait deux personnes qui faisaient naître des choses inattendues chez lui. Il avait de quoi se sentir nerveux. Sa nervosité se traduisait d’ailleurs par sa main tirant dans ses cheveux. Ma main se posa avec la délicatesse d’une plume sur son bras. J’ignorais ce dont il avait besoin, mais ce contact, aussi léger soit-il, me paraissait adapté.

« Tu ne fais jamais rien comme les autres, Wolf. Ne te méprends pas, ce n’est pas péjoratif, ce que je te dis. C’est juste que tu as des façons de penser qui ne sont pas conventionnelles, mais c’est tout aussi bien comme ça. Ce que tu ressens … ça n’a rien d’anormal. » Je lui souris un peu plus. « Je n’arrive pas à me mettre à ta place, car ça ne m’est jamais arrivé, pas même pour une personne, mais j’essaye et je crois comprendre pourquoi c’est … déstabilisant ? » Je cherchais le bon terme. Ouais, j’étais ravie qu’il s’ouvre à moi, j’avais la sensation d’être un peu privilégiée dans cette affaire car je savais qu’il n’était pas du genre à s’épancher, mais je n’étais sûrement pas celle qui était de meilleur conseil. « Tu mérites d’être heureux, tu sais. Oui, c’est non conventionnel. Mais si tu étais plus conventionnel, tu chanterais de la pop purement commerciale et des chansons complètement fleur bleue sur le merveilleux monde des bisounours. Pas tellement ton style, hum ? »

Voilà pourquoi ça ne me choquait pas. Enfin, de toute façon, aucun des cinq membres du groupe n’était très conventionnel, et c’était pour ça qu’on fonctionnait aussi bien ensemble. J’étais parfois assez caustique sur le monde qui nous entourait, mais il fallait avouer qu’il m’en avait bien fait baver les premières années de ma vie, et c’était peut-être pour ça que je me retrouvais aussi bien dans les extraits du groupe. Même si la plupart du temps j’essayais de poser un regard moins sombre sur ce qui m’entourait, il ne fallait pas oublier que je gardais une vision assez tranchée de ce que l’humain était capable de faire d’horrible. Non, on n’était clairement pas dans un monde parfait où tout était fait de gentillesse et d’altruisme, et ça j’en étais bien consciente.

« Tu sais, je suis contente pour toi. Je pense que tu ne devrais pas trop te prendre la tête. Si ça t’arrive, c’est pour une bonne raison. Ils sont peut-être simplement les deux équilibres dont tu as besoin. » Mais cela donnait naissance à d’autres réflexions, et si je n’étais pas sûre que le leader du groupe s’ouvrirait sur l’identité de ses deux coups de cœur, une question importante nécessitait toujours une réponse, au risque de me faire envoyer sur les roses pour avoir été trop curieuse. « Tu leur en as parlé ? Ça me paraît important, qu’ils le sachent, parce que la communication c’est quand même la base de toute relation saine, même pour des sujets sensibles ... Enfin, je sais que ce ne sont pas mes affaires, mais tu m’as demandé mon avis alors j’imagine que c’est que c’est important pour toi ... » Mes doigts imprimèrent une légère pression sur son avant-bras, avant que je ne retire ma main. « Je n’ai pas besoin de te préciser que tu peux compter sur ma discrétion à ce sujet, ça va de soi, ça ne regarde personne d’autre que toi pour qui tu décides de mettre dans la confidence. Je serais toujours disponible pour toi si tu as envie ou besoin d’en parler, mais je ne chercherais pas à apprendre ce que tu n’as pas envie de partager avec moi.  »

Parce que de toute façon, je ne pourrais pas lui extorquer des aveux qu’il ne désirait pas partager avec moi. C’était, de nous deux, lui qui gagnait au concours du caractère le plus affirmé, de toute manière.