« Si tu n’avais été qu’une illusion ... » † kamil & Ensley

Certaines journées nous proposaient parfois des conclusions pour le moins inattendues. Si on m’avait dit que celle-ci, qui ressemblait tant aux autres, allait terminer de la sorte, je n’y aurais jamais cru. J’étais quelqu’un de terre-à-terre, loin d’être un rêveur ou de croire outre mesure aux coïncidences. La probabilité de celle qui allait survenir ? Quasi nulle. Il était quasiment impossible que cela arrive. Et pourtant ! Pourtant ça allait arriver. Aucune prémonition pour m’y préparer, aucun frisson le long de l'épine dorsale, aucune impression de déjà-vu. Une journée normale, vraiment.

Bref, c’était une journée comme une autre qui avait démarré. Une journée de plus dans la longue de toutes celles qui avaient eu lieu. Et elle s’était initialement déroulé comme telle. Je m’étais levé tard dans la matinée, la soirée de la veille ayant terminé plutôt tard au bar. Une bonne soirée, qui avait été lucrative, et les pourboires s’étaient avérés généreux. Ce n’était pas toujours comme ça, parfois les clients se contentaient du minimum en vigueur, mais certains soirs c’était parfois mieux. Je n’avais trouvé aucune sorte de logique à cela, mais je n’allais certainement pas m’en plaindre. Cet emploi de barman me permettait largement de payer mes factures, et de mettre également une certaine somme de côté chaque semaine pour les prochains voyages, c’était plus que suffisant. Je n’étais pas de ceux qui aspiraient à devenir immensément riches, au contraire même, une vie simple avec juste ce qu’il fallait d’argent me convenait parfaitement.

J’avais occupé mon temps libre avec un peu d’entraînement physique. J’avais conservé une petite routine, ce qui me faisait le plus grand bien. J’étais du genre un esprit sain dans un corps sain, et j’adorais toujours autant passer du temps à sentir brûler mes muscles dans l’effort. C’était une rigueur que j’avais depuis l’enfance, et j’avais toujours adoré les moments où je m’entraînais. Bien sûr, dorénavant, je ne travaillais plus en hauteur comme à l’époque, il y avait d’ailleurs fort longtemps que je n’avais pas pris tant de hauteur et d’une certaine façon cela me manquait. J’avais été un acrobate pendant plus de la moitié de ma vie, et même si je ne regrettais pas ma décision d’être parti – j’étais conscient que sans cela, je ne serais que l’ombre de moi-même, si je n’avais pas sombré complètement ou pris une décision particulièrement radicale, qui ne m’était jamais venu à l’esprit sur la route – je ne pouvais pas empêcher le manque de m’aiguillonner violemment quand je songeais à la perte qui m’avait poussée à cette décision.

Le seul point positif à tout cela, c’était que j’avais vu énormément de pays, ces dix dernières années. Plus que beaucoup de monde, et ça avait été une merveilleuse expérience. Des cultures et des lieux si différents. Ça m’avait plu, et ça avait encore accentué quelques traits de mon caractère. Mon ouverture d’esprit, par exemple. Il n’était pas possible d’apprécier ces voyages sans cela, car les coutumes étaient parfois si différentes que certaines choses jugées offensantes pour les uns étaient des signes de respect pour les autres. J’avais appris à voir autrement le monde avec ces voyages, et j’avais hâte d’être au prochain, même si j’ignorais où il me mènerait, et qu’il aurait sûrement un goût de moins bien que le précédent. J’étais souvent envahi par la mélancolie quand je songeais à ce dernier voyage. Il me suffisait de fermer les paupières et d’y penser pour qu’une vague de regret me traverse. Et si on avait un peu plus parlé de nous, qu’aurions-nous découvert ? Peut-être que nous ne vivions pas si loin l’un de l’autre …

Foutue utopie. Je n’étais pourtant pas de ces gars-là. La terre était trop vaste. Il valait mieux me faire à l’idée. Ça avait une jolie parenthèse inattendue dans une période où j’en avais besoin, une preuve que j’étais encore capable de me lier aux autres. Car cette rencontre inattendue avait réveillé une part de moi qui m’avait semblé si profondément endormie que j’aurais juré qu’elle était définitivement éteinte. Mais je ressentais tellement bien le doux manque de cette bulle de douceur qu’il était certain que je pouvais encore la ressentir de prochaines fois. Cette part de moi ne s’était pourtant pas à nouveau manifestée depuis mon retour à Seattle. C’était fou, pourtant ! Il ne s’était rien passé, pas même un baiser échangé. J’en venais à me demander si je ne l’avais pas rêvé …

Enfin, une journée comme une autre. Métro, boulot, dodo. Le programme de base, en tous cas. Ma soirée serait, comme souvent, consacrée au travail, puisque c’était ce moment qui se prêtait le mieux à mon emploi de barman. Je m’attendais à une soirée calme, entre la météo annoncée, le jour de la semaine, et l’habitude. La veille avait été chargée, aujourd’hui serait sûrement plus calme. J’espérais seulement que ce ne serait pas trop calme, et c’était cette pensée qui tournait dans ma tête au début de mon service. Il n’y avait pas grand monde, seulement un habitué au comptoir qui ne décollait pas le nez de son téléphone ou de sa bière selon le moment, et un groupe de jeunes hommes au billard. Ils étaient un peu bruyants, mais se montraient calme hormis cela. Je jetais de temps en temps un œil dans leur direction afin de m’assurer que rien ne partait en vrille.

Finalement, l’habitué commença à discuter avec moi, et je me dirigeais vers lui pour m’accouder de mon côté du bar, essuyant l’un des verres que je venais de repasser à l’eau pour enlever une petite trace de séchage. J’avais un peu de temps à tuer, alors autant s’assurer que la vaisselle soit absolument nickel. Pas que les verres soient sales pour autant, au contraire, et mon patron ne l’aurait pas permis. Mais parfois une petite traînée de calcaire passait à la trappe et ne devenait visiblement que selon une certaine luminosité. La conversation avec l’homme du bar porta sur des banalités, comme souvent. La pluie, le beau temps, le travail, les enfants, c’était autant de sujets qui revenaient régulièrement avec certains clients. Je ne connaissais pas forcément tous les noms, mais certains passaient assez souvent, et je connaissais pour l’un ses préférences en matière de whisky, pour l’autre le niveau scolaire de sa fille dont il était si fier. Des sujets qui revenaient souvent, en sorte. Une journée de boulot normale dans ma vie, en somme, jusqu’à ce qu’elle passe la porte …

Codage par Magma.

Non, vraiment, si ce matin on m’avait dit que ma journée allait virer de la sorte, je n’y aurais pas cru, car les probabilités étaient si faibles que j’aurais à coup sûr qu’il s’agissait d’un canular. Surtout qu’il s’était agi d’une journée comme une autre. Une répétitivité à la régularité d’un métronome. Rien de neuf, rien de surprenant. Une journée de plus dans la longue liste des journées ordinaires. Ouais, globalement, c’était ce que je m’étais jusqu’au soir. Service engagé de manière un peu calme, qui risquait de le rester, j’étais parti pour une soirée peu intéressante et au déroulement un peu longue. Comment imaginer à quel point je m’étais planté ? Car j’étais là, accoudé sur mon bar, en train de parler à l’un des clients habituels, lorsque le son caractéristique de la porte – que je ne pouvais entendre que lorsque la musique d’ambiance était assez faible et qu’il n’y avait que peu de bruits émanant des clients – me fit tourner la tête dans cette direction.

Je me redressais, pour avoir l’air professionnel. Mon sourire de serveur bien accroché aux lèvres, j’observais les deux femmes entrer. Une brune, habillée relativement court, qui se dirigea directement vers le groupe au billard, et une blonde … Une expression de surprise s’imprima sur mes traits. Une surprise sincère et agréable, à n’en pas douter. Était-elle un rêve ou un mirage ? Comment pouvait-elle se trouver ici, à Seattle, devant moi ? Je n’étais pas spécialement du genre à me laisser surprendre, mais là ça faisait une sacrée surprise. Il me fallut un instant pour remarquer que j’étais resté totalement figé, face à elle, comme en plein mouvement, le bar la séparant de moi. Elle non plus, ne savait visiblement pas comment réagir, figée également. Allait-elle décider de tourner les talons ? Peut-être qu’elle n’avait aucune envie de me croiser à nouveau. Un simple béguin de vacances.

J’ignorais tout, à part que j’étais content de la revoir. Qu’elle aille bien. C’était la seule chose que je puisse lui souhaiter, de toute façon. Finalement, elle bougea, me sourit. Voilà qui sembla comme me déverrouiller, et un sourire étira mes lèvres. Il y avait fort à parier qu’il faisait également pétiller mon regard noisette clair, et je fis le dernier pas qui m’amena à proximité immédiate du tabouret sur lequel elle se hissa. Il fallait avouer qu’il ne me restait pas beaucoup de mots, ou plutôt ils se bousculaient tous dans ma tête. Dans quel ordre parler ? Par quoi commencer ? Je n’étais pourtant pas du genre à trop réfléchir avant d’agir, mais là, j’avais la sensation que la surprise m’ôtait beaucoup de mon aplomb et de ma spontanéité naturelle.

« Salut, Ensley ! Quelle surprise ! » J’en étais très clairement ravi. Ça me paraissait être le minimum à lui dire, plutôt que de rester figé comme un idiot. Je posai une main sur le bois dur et patiné par l’âge de ce vieux bar. « Non, bien sûr que ça ne me dérange pas. Je suis ravi de te revoir. Je ne m’y attendais pas du tout, mais ça me fait plaisir. » J’avais beau ne pas savoir trop sur quel pied danser, je ne voulais pas qu’elle pense que sa présence soit une gêne ou un problème pour moi. Ce n’était absolument pas le cas, au contraire même, seulement beaucoup de choses se bousculaient dans ma tête. Je ne savais pas ce qu’elle ressentait à l’idée de ces retrouvailles inattendues, mais à priori elle ne comptait pas faire demi-tour pour autant, puisqu’elle passait sa commande. Je hochais simplement la tête avant de lui préparer le mélange, ce qui était assez rapide. « Permets-moi de t’offrir ce verre, si tu veux bien ? »

Bien sûr, c’était une vraie question. Je ne voulais pas créer une situation gênante. Je n’avais aucune arrière-pensée avec cette proposition, seulement celle de fêter d’une certaine façon ce hasard de la vie, peut-être ? Après tout, j’ignorais tout d’elle, de sa vie. Notre petite bulle de douceur avait été située bien loin de ce genre de préoccupations, ne se concentrant que sur le fait qu’on se sentait bien, à l’aise, et que parler et rigoler nous était très naturel à ce moment précis. Aucune promesse, aucun geste déplacé, seulement une aparté qu’il était difficile de décrire en trouvant les mots justes. J’y repensais souvent, avec beaucoup de tendresse. Ça avait été exactement ce dont j’avais besoin. Je finis par froncer les sourcils, essayant de me rappeler un détail. Citron ou pas citron, avec son verre ? Elle en prenait, en Thaïlande ? Dans le doute, je préférais poser le quartier d’agrume sur une coupelle et faire glisser le tout vers la demoiselle,  remettant un sourire sur mes lèvres, appuyant un coude sur le bar non sans avoir regardé avant autour de moi si la salle n’avait pas besoin de mes services. Cela n’avait pris que quelques secondes, en bon professionnel que j’étais devenu avec les années, et j’étais de nouveau proche de la demoiselle, gardant pour autant une distance respectueuse. Mieux valait que je reste très conscient de mes mouvements, car elle m’attirait comme un aimant. Difficile de me rendre compte qu’elle était bel et bien présente après des mois à me retourner le cerveau pour savoir ce que j’aurais pu faire si je l’avais revue. Nous y étions, et j’avais toujours l’impression que mon cerveau tournait à vide. La situation était étrange, irréelle, et elle me demandait un peu de concentration pour remettre un peu d’ordre dans ma tête trop pleine.

« Tu es de passage à Seattle ? Pour combien de temps ? »

On n’allait pas se mentir, il me paraissait déjà complètement improbable qu’elle soit devant moi, l’idée-même qu’on ait vécu presque six années dans la même ville sans que l’on se rencontre avant, ça ne m’effleurait absolument pas l’esprit. J’imaginais tellement la demoiselle en escale pour quelques jours avant sa prochaine destination. Amérique du Nord, du Sud ? Il pouvait y avoir tant de possibilités. Car l’une des choses sur lesquelles nous avions beaucoup échangé pendant notre temps passé ensemble, c’était le fait que nous soyons tous les deux des globe-trotteurs. Pour des raison différentes, et j’avais soigneusement tu ce qui m’avait jeté sur les routes, mais je l’imaginais tellement entre deux destinations, que cette question m’était venue naturellement, spontanément. Mais je me donnais quand même la sensation d’être un réel idiot avec ces questions si futiles ... Il y avait certainement bien plus important à lui demander, pourtant ...  

Codage par Magma.

Oui, je n’étais sûrement pas le plus éloquent du monde, à cet instant précis, face à la demoiselle et à la surprise de son apparition. Je n’étais d’ailleurs pas bien sûr que quelqu’un pouvait parvenir à vivre la même situation sans sourciller. J’étais plutôt quelqu’un de difficile à surprendre, en temps normal. Au moins, cette surprise s‘avérait plus que positive, et je parvenais de suite à le montrer, c’était déjà un bon début. Avec un peu de chance j’allais finir par réussir à remettre ma tête dans le bon sens, parce que pour le moment la présence d’Ensley, même si elle me ravissait clairement, me mettait les pensées sans dessus dessous. Mais c’était si inattendu ! Si étonnant, si improbable. Mais en même temps si doux. Notre bulle datait de moins d’un an et me rendait souvent nostalgique de ces quelques semaines, ce qui venait avec son lot de regrets. Et si je l’avais embrassée ? Et si je lui avais donné un moyen de me contacter ? Est-ce que les choses auraient été différentes ? Bon. Avec des si, on mettrait Paris en bouteille, et ça ne me ferait pas avancer du tout. Autant de pensées qui me tournaient dans la tête tandis qu’Ensley s’asseyait au bar, visiblement prête à discuter un peu, et à commander.

Commande que je ne perdis pas de temps à préparer, ayant un doute sur l’ajout de citron, que je préféras par conséquent exclure, le laissant sur le côté afin de ne pas prendre un risque inutile. Verre que je me proposais de lui offrir, et elle accepta, ce qui créa un sourire assez doux sur mes lèvres. Bon, visiblement, elle ne voulait pas ne plus rien avoir à faire avec moi, sinon elle n’aurait pas accepté, ça ne semblait définitivement pas être une profiteuse, de ce que j’avais découvert d’elle ces six semaines de parfait paradis. Encore quelques dixième de secondes à peine, et je poussais vers elle le verre, préparation terminée. Rapide et efficace. Je pouvais enfin reposer mon regard chocolaté sur le sien, observant à la dérobée son geste pour approcher sa boisson.

« De rien, Ensley. J’ai eu un doute sur le citron, j’avoue, j’ai préféré ne pas prendre de risque. Mais je m’en rappellerais, pour la prochaine fois. »

Je rêvais de pouvoir poser une main sur la sienne, un contact que nous avions naturellement dans notre petite bulle, mais qui ne serait peut-être pas bien vu ici, dans ce contexte. Ne restait peut-être plus qu’un peu de politesse entre nous, j’en ignorais tout. Je marchais sur des œufs, je me sentais bizarre, et je détestais cela. Je me sentais comme un parfait idiot posé de ce côté du comptoir. Mais je n’avais pas le temps pour une introspection trop poussée, préférant plutôt me concentrer sur elle, sur ces émotions qui bouillonnaient et se tournaient vers elle, et sur les questions que j’avais pour elle à propos du hasard de cette présence. J’étais à des années-lumière de m’imaginer qu’elle avait été si proche de moi, ces dernières années, et je n’avais pas pu m’empêcher de lui demander combien de temps elle resterait, calculant déjà dans ma tête quand je travaillais ou non, pour voir si je pourrais lui proposer que l’on se revoit, en fonction de sa disponibilité ou non.

Il ne fut pas difficile de voir son expression changer. J’avais l’impression de la voir se refermer, se pincer, et je mis beaucoup de volonté à ne pas me fermer également. Mon premier réflexe, c’était de penser que, peut-être, elle ne désirait pas me répondre, parce qu’elle ne voulait pas me donner l’occasion de la revoir, ou je ne sais quoi. Et je me sentais bête de réagir comme ça, elle n’avait encore rien dit, il pouvait y avoir un tas de réponses qui feraient qu’elle puissé réagir ainsi. J’étais parvenu à garder une attitude assez ouverte et à ne pas me braquer, préférant attendre sa réponse, même si son ‘oh tu sais’ imprima une légère tension sur mes nerfs. Je ne savais pas, je n’étais pas connu pour ma patience, et j’avais l’impression que quelque chose tirait sur toutes les fibres nerveuses de mon corps, donc même si je lui souriais toujours en l’observant, je commençais à avoir besoin d’une réponse, que je ne voulais pas pour autant presser. Je me sentais comme avant une représentation, ce moment où le trac montait tout doucement, où je me faisais le scénario dans ma tête pour gérer tous les imprévus. Seulement, ce scénario-là, difficile de l’imaginer.

De surprise, mes lèvres s’entrouvrirent légèrement et un mélange d’émotion tempêta dans mon regard. Une partie non négligeable de moi était heureuse d’apprendre que la jolie blonde était établie à Seattle, ce qui voulait dire qu’elle ne s’envolerait pas d’une minute à l’autre, que peut-être, si elle le désirait, elle pourrait me redonner une chance, une toute petite chance de l’approcher, d’apprendre bien mieux à la connaître. Une autre part de moi éprouvait aussi pas mal de nostalgie, un étrange regret de ne pas l’avoir su avant, d’avoir perdu ce temps-là, qui m’aurait été précieux. Il y avait aussi un certain état de choc, car le hasard rendait le monde si petit … Instinctivement, mon avant-bras se posa sur le bar, tandis que je ne la quittais pas des yeux. Lorsque son regard se riva de nouveau au mien, j’eus un sourire en coin. Si j’avais été étonné de sa réponse, nulle doute que la mienne l’étonnerait également, et même si je me sentais emmêlé dans une drôle de sensation pour le moment – mélange complexe de choc et de joie – il était plus que temps que je me reprenne.

« Alors c’est ici que tu étais tout ce temps ? » Mon sourire se fit un peu plus tendre. « Tu n’as pas besoin de t’excuser, Ensley. Comme tu le dis, la discussion n’est jamais tombée sur le tapis. Mais je suis content qu’on ait la chance de se croiser de nouveau. » Mes doigts frémirent, sur le bar, signe de ma tension intérieure sous contrôle.  Je sentais un sentiment de bonheur monter, petit à petit, commencer à prendre corps, et s’il pouvait remplacer le reste, je ne devais pas le laisser prendre le dessus. « Je ne crois pas aux hasards, tu sais ? » Je marquais un pause, pesant mes mots, conscient que, si elle avait ressenti les mêmes sensations confuses que moi, durant ces quelques semaines – ce que j’ignorais totalement, mais je ne pouvais pas non plus ne penser qu’à moi et prendre le risque de dire quelque chose de blessant, pour elle – mieux valait que j’y aille doucement. « Je vis à Seattle depuis presque six ans. Je travaille ici seulement depuis mon retour de Thaïlande, mais j’ai pas mal fait le tour de la ville ces dernières années. J’aurais pu te le dire aussi, si ça c’était présenté … » J’ignorais par quelle cruelle farce j’avais pu la manquer ces dernières années pour la rencontrer à l’autre bout du monde pour la perdre de vue à nouveau de longs mois. Je pouvais au moins regretter ça, de ne pas le lui avoir appris, qu’on ait perdu du temps qui nous était précieux – enfin, si elle voyait les choses de la même manière que moi, une fois encore. Moi, j’aurais rêvé d’apprendre à la connaître mieux. J’eus finalement une petite grimace. « Je fais la fermeture ce soir, vers minuit normalement. Je … enfin, si ça ne te dérange pas d’attendre, je serais ravi de passer ma fin de soirée avec toi, mais je ne sais pas, ça fait peut-être tard, si tu as des obligations demain ? » Pas que j’essaye de me trouver une échappatoire, bien au contraire. Je cherchais plutôt des solutions pour ne pas la voir m’échapper à nouveau sans avoir de temps à passer avec elle pour voir si la petite bulle de bien-être éphémère pouvait toujours exister et, peut-être, se pérenniser. « Si ça fait tard je peux … Je ne sais pas, te donner mon numéro de téléphone ? »

C’était assez rare de ma part de manquer à ce point d’assurance et d’éloquence, mais il fallait avouer que je me sentais nerveux, mal assuré. Et si elle ne me proposait un verre que pour être polie ? Et si en réalité tout ce qu’elle voulait c’était me rendre la pareille et disparaître ? Il allait falloir que je me bouge, que j’arrête de me prendre la tête et que je redevienne un peu plus moi, pas cette version édulcorée et pour ainsi dire tremblotante et attentiste, qui était tout sauf moi. Bon sang, en Thaïlande, ça ne m’était jamais arrivé, j’avais été plus sûr de moi, et là, voilà que je remettais en question le moindre de mes faits et gestes quand il s’agissait de cette fille si jolie qui me mettait dans tous mes états. Je n’étais plus un gamin, et cette attitude frisait pas mal le ridicule!Je me redressais un peu, pour surveiller un peu le bar, où tout le monde semblait s’amuser et personne ne semblait nécessiter mes services pour le moment. Mon regard se reporta sur la blonde avec un sourire doux, nostalgique.

« Tu sais, j’ai souvent regretté de ne pas t’avoir demandé un moyen pour qu’on puisse rester en contact. Je me suis demandé comment tu allais, où tu voyageais … »

Si elle se posait également ce genre de questions, si j’avais été le seul à ressentir ce début d’alchimie, aussi, mais ce n’était pas le genre de choses que je pouvais lui dire. En tous cas pas comme ça, pas sur le bord de ce bar, pas avec de potentielles oreilles indiscrètes autour de nous. J’avais beaucoup de respect pour elle, trop pour dire des choses qui pourraient la mettre mal à l’aise et lui faire fuir ma présence en tous cas, surtout au jour de nos inattendues retrouvailles …

Codage par Magma.

J’eus un doux sourire, quoi qu’un peu amusé, quand Ensley dit me trouver prudent. Il n’y avait sûrement qu’avec elle, sur tout cet univers, que je l’étais, car j’étais en réalité une sacrée tête brûlée. Généralement, je fonçais d’abord, puis je réfléchissais ensuite, mais lorsque la santé d’autrui pouvait se retrouver engagée, généralement ça me faisait réfléchir à deux fois. Mais je n’étais pas sûr que ce soit le genre d’information qu’il était bon de lui donner pour le moment. Pas que je veuille l’embobiner, seulement, si on passait un peu de temps ensemble, elle finirait sans doute par s’en rendre compte assez vite, car je n’étais pas du genre à contenir longtemps mon caractère. Comme on disait, chassez le naturel et il revient au galop. C’était tout à fait moi, ça. Je n’avais donc pas répondu oralement à sa petite remarque, me contentant de me montrer expressif à l’aide de mon sourire, ce qui marchait tout aussi bien pour cette occasion en particulier.

La suite de la conversation imprima une légère tension dans le moindre de mes nerfs. Il fallait l’avouer, je n’étais pas patient, et ces retrouvailles étaient assez étranges, irréalistes. Bon, bien évidemment, j’étais absolument ravie ! Mais j’avais également la sensation de marcher sur des œufs tant j’étais peu sûr de moi, ce qui ne m’arrivait pourtant pas souvent, bref, toute la situation étirait les faibles limites de ma patience, mais c’était pour la bonne cause. Pour moi, Ensley valait clairement la peine de passer par ces sentiments qui créaient une véritable tempête dans ma tête. J’aurais largement l’occasion plus tard de tout démêler, pour le moment je me concentrais seulement sur le fait que j’étais heureux de la retrouver. Heureux et … étonné, choqué, par ses révélations. Bien sûr, j’avais la sensation que le destin nous jouait une cruelle blague. Nous avions perdu du temps, tous les deux, à ignorer que nous posions nos bagages dans la même ville entre deux voyages. Mais nous n’en avions jamais parlé, et je ne pouvais pas en tenir rigueur à la jeune femme. La seule chose que je pouvais faire, c’était me secouer pour ne pas rester ridiculement scotché sur place.

Sa petite réplique tirée d’Alice au pays des Merveilles me fit rire doucement, me rappelant un peu de la jeune femme que j’avais rencontrée en Thaïlande et qui m’avait plus, m’aidant à me recaler un peu plus concrètement dans cet instant présent. Un sourire étira mes lèvres, avec une lueur d’amusement dans mon regard noisette. Voilà la jeune femme que j’avais rencontrée. Énergique et spontanée. Quelque chose se déverrouilla légèrement en moi, me permettant de retrouver un minimum de contenance tout en continuant de parler, la rassurant sur le fait que la conversation n’est jamais venue naturellement sur notre lieu de vie, alors qu’elle l’était sur tout un tas d’autres sujets dont nous avions pu parler librement. Mais je ne croyais pas aux hasards, et quand elle me demanda la confirmation de ce que je venais de dire, je secouais doucement la tête en signe de négation, un sourire aux lèvres. Puis ma révélation fit l’effet d’une bombe, sur la jolie blonde, à en juger par sa réaction instinctive, qui me tira un léger rire.

« J’aurais du m’attendre à cette réaction. »

Mon sourire était parti en coin, un peu taquin. Ensley était la même qu’en Thaïlande, ici à Seattle. L’échange devenait enfin un peu plus naturel. Du moins jusqu’à ce qu’elle me demande si je serais disponible pour se voir après mon poste de travail, et là ma réponse avait été un peu moins assurée. Il fallait avouer que je ne savais pas à quoi occupait ses journées la demoiselle, peut-être qu’elle ne désirerait pas attendre outre-mesure, et j’avais donc répondu en manquant d’assurance. Sa propre réponse me fit rire doucement, d’un air mélancolique. Si je m’en rappelais ? Oui, bien évidemment. Comment oublier ces nuits, loin du tumulte de nos vies, sous le ciel étoilé, à parler de tout et de rien. Une autre tension quitta mon corps lorsque la jolie blonde admit pouvoir m’attendre et n’avoir rien qui l’empêchait de passer du temps avec moi, et je me retins de soupirer de soulagement. Mais elle avait clairement apaisé une partie de la tempête en moi, même si j’avais peur d’abuser de son temps.

« Je suis un oiseau de nuit, donc pour moi c’est à peine le début de la soirée, mais j’ignore tout de tes occupations ici, alors je ne voudrais pas empiéter sur ton emploi du temps ou ton temps de sommeil si jamais tu avais eu un rendez-vous demain matin. »

C’était dit avec beaucoup de douceur, de délicatesse. Aucun reproche, bien évidemment, il n’y avait pas de raison. Tout ce que j’étais, c’était prudent et prévenant, alors que j’aurais voulu – du – être plus enjoué, lui montrer à quel point j’étais content de sa proposition. J’avais intérêt à franchement me sortir la tête de ce fichu brouillard dans lequel j’étais occupé de patauger, sinon j’allais passer à côté de quelque chose. Un sourire tout neuf étira mes lèvres à sa nouvelle référence, Cendrillon cette fois. J’aimais beaucoup cette spontanéité qu’elle avait, sans pour autant réussir à sortir de mon voile d’incertitude, et là ça commençait à particulièrement m’agacer contre moi-même, au fond, même si je gardais cette émotion-là bien sous contrôle, correctement jugulée au fin fond de mon cerveau. Lorsque la question du numéro de téléphone se posa, j’étais encore en manque d’une certaine quantité de confiance en moi, comme si le simple fait d’être revenu sur ce continent me coupait l’herbe sous le pied, mais j’observais avec attention le moindre des mouvements de la demoiselle avant qu’un sourire n’étire mes lèvres et que je ne m’empare du précieux billet.

« Je le garde précieusement. »

L’envie de lui faire un clin d’œil me démangea, mais je me dis qu’il valait mieux rester sage pour le moment. Au lieu de quoi, je préférais être honnête sur mes quelques regrets, après notre séparation, surtout que j’avais cru que nous ne nous reverrions pas. Le destin nous faisait ici une merveilleuse surprise, et j’en étais ravi. Pour le moment, j’avais la désagréable sensation de m’exposer avec ce que je venais de dire, car j’ignorais tout à fait ce qui allait en découler, mais je ne pouvais que me montrer honnête envers elle. Sa réponse apaisa un peu mes nerfs, me rassurant. Je n’avais pas été le seul à regretter de ne pas avoir gardé de contact après ce voyage idyllique ? Peut-être, alors, que je n’avais pas été le seul à avoir réellement apprécié ce moment … Peut-être, alors, qu’elle me donnerait une chance, ici, de la connaître. Mon regard s’accrocha au sien, un sourire rassurant aux lèvres.

« Oui, je pense qu’on peut rattraper le coup. Je ne compte pas bouger de Seattle avant un petit moment, alors si tu le veux bien, après ce soir, nous pourrons peut-être nous revoir ? »

Bien sûr, je n’attendais pas de réponse immédiate, surtout que nous allions nous revoir ce soir après mon service, et à ce moment-là, peut-être que les choses seraient plus claires encore, mais je préférais être honnête et ouvert avec elle sur le fait que, si elle m’en donnait la possibilité, je voulais la côtoyer un peu, apprendre à la connaître, et voir après jusqu’où cette affaire pourrait ou non nous mener. Si elle ne le voulait pas, elle pouvait me le dire, je n’étais pas quelqu’un d’insistant. Si la patience n’était pas ma principale qualité, le respect en faisait partie. Puis Ensley eut un aveu, et je lui souris, avant de me redresser lentement avant de faire quelque chose de stupide, comme lui prendre une main. Elle semblait déjà douter qu’elle puisse me dire ce genre de chose, je n’allais pas, en plus, la bousculer. La rassurer me paraissait une bien meilleure idée.

« Tu m’as manqué aussi. Je m’étais déjà habitué à ta présence, ça m’a fait bizarre de revenir à la vie réelle. »

Je pouvais difficilement faire plus honnête, car pour le reste je n’avais pas encore cherché à démêler les raisons qui faisaient que ce que j’avais dit était une réalité et pas juste une technique d’approche. Finalement, je dus me rendre à l’évidence, même si cette conversation était sans doute la plus agréable que j’avais eue depuis un moment malgré le fait que je marche sur des œufs, il allait falloir que je me remette au travail. Pour le moment, le bar était calme et je n’étais pas très sollicité, mais ça pouvait changer d’une seconde à l’autre, et avec ce que la demoiselle ajouta, je hochais la tête.

« Ouais, je crois que je vais devoir retourner bosser un peu. À tout à l’heure, Ensley. »

Un joli sourire plein de promesses étira mes lèvres tandis que je m’éloignais un peu d’elle, le long du bar. Mon habitué commença par me demander un nouveau verre, puis il y eut de nouveaux arrivants, puis les gars de la table de billard décidèrent de consommer un peu et … De fil en aiguille, mon temps de travail passa très vite. J’avais été plutôt occupé pour la fin de la soirée, ayant juste le temps de jeter un œil sur Ensley entre deux, les yeux rieurs. J’étais ravi qu’elle soit là, comme elle l’avait promis, et j’étais dans mon élément. Voilà qui me rendait plus naturel, de me retrouver immergé dans une situation normale. Bien évidemment, l’une de mes clientes n’était pas comme toute les autres à mes yeux, mais pour autant, je n’avais pas eu le temps de plus m’intéresser à elle que cela, à mon grand désarroi. La soirée calme s’était avérée plus remplie que je ne l’aurais prédit, et j’avais du commencer à battre le rappel pour faire partir tous les clients pour l’heure de la fermeture. J’avais fini par appuyer une hanche de mon côté du comptoir, à proximité d’Ensley, en train d’essuyer un verre en observant les clients sortirent, lorsqu’un petit soupir m’échappa.

« J’ai cru que ce quart n’allait jamais finir. » J’eus un joli sourire doux pour la demoiselle. « Tu peux m’attendre ici, tu n’es pas obligée de sortir. Je termine la caisse et je suis prêt à partir. »

J’avais fait le reste des choses au fur et à mesure, pour ne pas trop tarder, car il fallait avouer que la fin de soirée m’intéressait beaucoup plus que de passer du temps dans ce vieux pub. C’était aussi pour cela, que la soirée m’était apparue comme très longue, car j’avais hâte, et mon énergie avait bouillonné sous ma peau toute la soirée, allant bien avec mon sourire et ma parole facile. Avec habitude, je finis rapidement ce qu’il y avait à faire, me contentant d’empocher la somme qui m’étais due avec les pourboires et remettant dans la caisse la somme due pour le premier verre de la demoiselle. Je ne pris même pas le temps de compter dans le détail mon gain de la soirée, me contentant de le glisser dans mon porte-feuille avant d’attraper mon blouson et le trousseau de clés du bar pour pouvoir clore l’établissement. Alors, je me glissais de l’autre côté du comptoir, rejoignant Ensley, visiblement prêt à attaquer la suite de la soirée avec mon joli sourire aux lèvres.

« Qu’est-ce que tu voudrais qu’on fasse ? Je pense qu’on ne verra pas beaucoup d’étoiles avec toute cette lumière, mais sait-on jamais. »

J’eus un sourire en coin. Oui, même si je n’avais jamais été trop passionné par les étoiles jusque là, il n’y avait pas de doute que ces moments privilégiés et en tête-à-tête lors de notre voyage avaient fait partie de mes préférés, car ils avaient été simples, emplis de discussions douces et légères. Il n’aurait manqué qu’un baiser pour parfaire cette ambiance, mais je n’avais pas cherché à passer cette ligne, loin de vouloir foutre en l’air quelque chose de beau et de doux, des instants suspendus qui me revenaient en tête depuis mon retour.

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